La bataille des Nordiques
À Québec, les meilleurs matches de hockey ne se jouent pas sur la patinoire…
par Benoît Aubin
Publié dans L'actualité, mars 1980
«Je ne pense pas que Québec ait connu de plus grand jour dans son histoire depuis le passage de Jacques Cartier!» lance Marcel Aubut, le président des Nordiques, à la foule en liesse qui attendait, malgré l’heure tardive, l’arrivée du jet privé le ramenant de New York, où venait de se négocier l’admission des Nordiques dans la Ligue nationale de hockey.
Dans l’euphorie du moment, personne n’a trouvé ses propos exagérés. Le party célébrant l’accession de Québec dans les grosses ligues s’est poursuivi jusque tard dans la nuit. C’était en mars 1979. Jacques Cartier : en 1534.
«À Québec, ce sont les amateurs qui achètent les billets de saison; pas de compagnies qui les distribuent à leurs clients comme à Montréal, ou ailleurs. Ce sont toujours les mêmes, assis au même endroit. Ils connaissent le hockey! Ils paient cher, et de leur poche. Cela fait des spectateurs exigeants», dit Réjean Houle, dans un sourire cicatrisé de gladiateur affable. Houle a joué trois ans pour les Nordiques, avant de revenir à Montréal.
La foule du Colisée n’est pas celle du Forum ou du Madison Square garden de New York. C’est une foule de «propriétaires». Une foule d’habitués, au poste souvent une heure avant le match, à temps pour la période de réchauffement. Une foule mâle, un peu râpeuse, pas toujours subtile, mais pas méchante non plus. Une foule du genre à porter le veston de nylon vert phosphorescent du club de ballon-balai de la Canadian Tire, avec les lettres en jaune orange.
La foule de Québec a la mauvaise réputation d’être horriblement critique, de laisser tomber ses joueurs, de les huer, même, dès qu’ils perdent. «Des totons!» dit un copain à moi qui a un copain qui joue pour les Nordiques. «Si on perd au début de la troisième période, on est foutus. Les gars ont tellement peur de se faire crier chou qu’ils se débarrassent de la puck n’importe comment, plutôt que de risquer une erreur en organisant un jeu plus compliqué», dit son copain à mon copain qui me le dit à moi qui vous le dis.
«Les gens sont très partisans. Ils ont horreur de perdre. Ils s’identifient tellement à l’équipe que ce ne sont jamais les Nordiques qui perdent un match, mais eux tous, Québec…! Je ne sais pas s’ils auraient battu les Canadiens l’automne dernier si la foule ne les avait tant supportés. Il y avait tellement d’énergie dans l’air que les joueurs semblaient voler sur la glace», dit Claude Larochelle journaliste au Soleil.
Cette magie du hockey, qui le rend parfois si excitant, quand 12 000 karmas concentrés sur un morceau de caoutchouc congelé produisent une telle décharge de psycho-volts que ces 12 000 individus se retrouvent debout, hurlant, les mains en l’air, s’oubliant eux-mêmes, identifiés, fondus un instant dans cette masse unanime et presque violente. Cette magie du hockey, qui fait gagner les équipes, fait «lever le toit» et rend certains matches inoubliables, ne se produit guère souvent. Hélas! au prix des billets, 80 matches par saison, ça vous use la magie …
Les gens de Québec connaissent «leur» hockey. Ils ne prennent pas du jeu brutal pour du jeu serré; quelques «montées à l’emporte-pièce» ne rachètent pas un jeu d’équipe indolent. C’est une foule critique, qui n’entend pas prendre les devants pour encourager les joueurs, afin qu’ils donnent un meilleur spectacle. C’est aux joueurs de commencer; la foule suivra. S’ils ne commencent pas, elle ne suit pas. Les Québécois ont beau être des latins, ils sont aussi des … nordiques …
Ce que les Nordiques font pour Québec, personne, pas même Roger Lemelin, ne l’avait fait avant. Ils attirent les réflecteurs, les caméras, les visiteurs à la basse-ville. La vraie population de Québec – les 80 p. cent qu’on ne voit jamais dans les cartes postales de la «vieille capitale» a maintenant sa bébelle, son monument, son institution qui lui permet de se «connecter» – par gladiateurs interposés – avec ses semblables de vingt autres grandes villes du continent. Et 250 millions de Russes, dans le temps des Fêtes.
Cela est très important à Québec. Même pour ceux qui haussent les épaules en disant que le hockey c’est niaiseux, que c’est la répétition sans fin de clichés épais et éculés, ou la démonstration sans finesse de valeurs chauvines et dépassées. Ou une façade pour des entreprises qui font de l’argent à vendre de l’alcool ou une parodie de violence qui soulage le peuple sans jamais l’éveiller.
Pour les amateurs, Québec joue «contre» New York. Mais pour les autres, Québec joue «avec» New York, dans les grosses ligues.
Deux spectateurs me l’ont fait comprendre pas longtemps avant Noël. C’était la veille de la démission de Bernard Geoffrion de son poste d’entraîneur des Canadiens. Ils se vantaient mutuellement les mérites de Jacques Demers, l’instructeur des Nordiques. L’un d’eux se tourne vers moi et jette, négligemment : «Paraît que vous autres, à Montréal, vous avez pas mal de trouble avec votre coach?»
D’égal à égal!
En ce moment de notre histoire où tout peut devenir un symbole politique, une victoire «écrasante» des Nordiques à Toronto doit bien peser autant, dans la grande balance oscillante de l’opinion publique, qu’une vingtaine d’emplois déménagés de Pointe Claire à Mississauga. Les Nordiques, fussent-ils la propriété de l’importante Brasserie O’Keefe, elle-même un membre infime de l’empire mondial de Rothmans of Pall Mall de Londres, sont un trop puissant symbole de réussite collective pour que les politiciens ne tentent, par tous les moyens, de les récupérer.
C’est ainsi que l’Assemblée nationale leur a, à l’unisson, souhaité bonne chance dans la Ligue nationale, quand ils y ont fait leur apparition, l’automne dernier.
Le député péquiste Richard Guay, dont la circonscription recouvre les quartiers du centre de Québec, n’a pas raté, dans sa lettre de Noël aux électeurs, de bien faire le parallèle entre l’arrivée de Québec dans les grosses ligues et l’accession du Québec à la souveraineté-association.
Parce qu’ils sont un cirque ambulant qui trimbale le symbole national – fleur de lys blanche sur fond d’azur – dans vingt métropoles du continent, les Nordiques reçoivent une subvention – modeste – du ministère du Tourisme. Mais, n’en déplaise à M. Claude Ryan qui accuse souvent le Parti Québécois de politiser ces symboles collectifs, cette subvention fut d’abord accordée par le ministre Simard de l’ancien gouvernement libéral.
L’épineuse question de l’agrandissement des gradins du Colisée, ou de son remplacement par un nouvel amphithéâtre fut l’objet de la chicane politique de l’année dans cette ville de Québec qui s’en délecte, comme toute capitale digne de son rang.
Pour vanter un de leurs joueurs, les Québécois ne parleront pas tant de son génie, de son talent, de son «aisance de marqueur naturel», que de son «coeur», de son courage. Un «travailleur acharné dans les coins; un patineur qui ne lâche pas». Ce sont, semble-t-il, des valeurs avec lesquelles on est plus familier.
C’est, après tout, à force d’acharnement et de détermination que les Québécois qui y tenaient ont obtenu leur club de hockey. Alors que la plupart des grandes villes le problème des propriétaires de la LNH fut de vendre le hockey à une foule d’ignorants qui préfèrent le basket-ball, en moussant les bagarres, en donnant des uniformes dorés aux Golden Seals de la Californie, ou en présentant les joueurs, avant les matches, au son de la musique de Star Wars, la situation, à Québec, était juste l’inverse.
Les Nordiques sont sans doute la seule équipe professionnelle à avoir joui d’un financement populaire. Trop peu nombreux et trop prudents pour recueillir les deux millions recherchés, les financiers de Québec créèrent des cellules de financement populaire qui permirent à des petits épargnants d’acheter des actions à cent dollars. Un placement risqué, certes, mais qui permit au hockey majeur de se maintenir à Québec. Parce qu’ils tiennent à leur club à ce point-là, les amateurs de sport constituent, dans la société de Québec, une importante minorité, bruyante, déterminée, influente. Et parfois chatouilleuse.
Nous étions sous les gradins du Colisée, dans la fumée, entre les périodes, dans la cohue mouvante des renverseurs de frites au ketchup. Le bonhomme devant moi était gros et trapu; il portait le veston officiel des Nordiques, en nylon bleu drapeau, avec une fleur de lys. Il était choqué contre moi. Un attroupement se formait.
Je lui avais simplement demandé s’il était content de voir ses Nordiques jouer enfin contre les clubs de la Ligue nationale. C’est sa réponse(«Comment ça, estie, content?» qui provoqua l’attroupement. Il n’était pas exactement «content», non, «pis m’a te dire pourquoi à part de t’ça». Selon lui, Québec aurait dû devenir le septième club de la Ligue nationale voilà 25 ans quand Jean Béliveau(qui n’était qu’un junior!)attirait de telles foules qu’on lui aurait construisit un beau Colisée tout neuf, en ciment, sans colonnes, à côté duquel le vieux Forum avait l’air d’un hangar.
Ou, au moins en 1970-71, quand «Ti-Guy» Lafleur rendit les Remparts(des juniors!)si payants que six de leurs propriétaires décidèrent de liquider leurs actions pour acheter, faute de mieux(la Ligue nationale ne voulait rien savoir d’eux)une franchise dans l’autre circuit, l’Association mondiale de hockey.
En fait, le bonhomme était outré de ce que Québec – ville de hockey au pays du «slapshot» – ait dû attendre son tour derrière Washington et Atlanta – où les «amateurs» n’avaient jamais vu de glace ailleurs que dans leur bourbon – pour avoir le droit de jouer au hockey contre les «vrais». Les Nordiques de Québec sont la réparation d’une injustice vieille comme la ligue nationale elle-même, faite aux Canadiens français, qui ont de tout temps fourni les meilleurs joueurs et les meilleurs spectateurs; les plus payants.
Juste avant le coup de sirène, j’ai demandé au bonhomme s’il était péquiste. Il a répondu : pas forcément.
«Je te dis que les Nordiques sont venus de loin avant d’atteindre la Ligue nationale», dit Marius Fortier, le directeur des sports à la radio de CJRP. Fortier était du groupe des six investisseurs qui se rendirent à Miami, à la séance de création de l’Association mondiale de hockey, afin d’acheter une franchise pour Québec en 1972. «Tu aurais dû nous voir, les petits Québécois avec nos 60 000 dollars dans cette gang de «bigshots» américains!» rit-il aujourd’hui.
La première chose qui arriva aux Québécois à Miami fut d’ailleurs de se faire rouler pour plus de 100 000 dollars. Au début, l’Association mondiale ne comptait que dix clubs, dont la franchise – le droit d’adhérer au circuit – était de 10 000 dollars. À l’arrivée des Québécois, la dixième et dernière franchise venait d’être raflée par un groupe d’hommes d’affaires de San Francisco. Devant le dépit des Québécois, ils offrirent de vendre leur franchise immédiatement, mais pour 115 000 dollars! Les «hommes d’affaires» de Québec comprirent, mais après avoir déboursé le magot, que les Californiens(qui servaient de façade au président du circuit lui-même, Gary Davidson, affirme Fortier)n’étaient que des spéculateurs attirés par un profit rapide. «Ils pensaient money; nous, on était aveuglés par le hockey» … La clef du «succès de relations publiques» que sont les Nordiques cette année-là : sans jamais le dire en mots, ils exploitent à fond leur image de chevaliers rédempteurs. Chaque coup d’éclat des Nordiques proclame, implicitement : voyez comme vous aviez tort de sous-estimer les Québécois!
C’est une notion importante, quand on pense que les Nordiques appartiennent à la Brasserie O’Keefe. Il n’existe probablement pas d’autre exemple au monde d’un mariage aussi parfait entre un véhicule publicitaire(un club d’hockey)un produit(la bière)et la clientèle visée(les mâles de 20 à 40 ans). Tant que les Nordiques seront populaires, et que le nom de O’Keefe y sera associé, O’Keefe sera une bière populaire.
Leur affaire est d’autant meilleure que le club de Québec, avec son bureau de direction entièrement francophone, est effectivement en train de faire la preuve que les «pea soups» ne sont pas bons qu’à faire des «slapshots». Car si les Nordiques, comme dit ce chauffeur de taxi «sont pas si pires pour un club de l’expansion»(entendez qu’avec une moyenne de .500 à la mi-saison, ils dépassaient tous les espoirs, promettant même de se qualifier pour les finales dès leur première saison)c’est en grande partie grâce au génie de la stratégie offensive(pas sur la glace, au téléphone!)de leur gérant Maurice Filion et de leur président, Marcel Aubut.
Aubut est un avocat de 31 ans qui vient du bas du fleuve et que ses amis appellent le Kid. Il a, dit-on, fait son premier million voilà belle lurette. C’est un jeune «hot shot» parti pour la gloire, qui voit grand, joue gros jeu, et joue dur. Un téméraire redoutable, très «vite sur ses patins». Un libéral affiché, qui peut jouer en virtuose des cordes nationalistes pour promouvoir ses projets. Comme ordonner qu’on fasse les annonces au Colisée en français seulement, sachant bien que la foule unilingue de Québec en serait flattée, que le bureau de direction de la Ligue nationale s’y opposerait, et, donc, qu’on en parlerait beaucoup dans les journaux. Tout cela au moment où il apprend que des enquêteurs du gouvernement examine le dossier des Canadiens, peut-être un peu trop «bilingual» au gré de la Loi 101 …
Marcel Aubut est parrainé, dit-on, par Jean Lesage lui-même, l’ancien premier ministre, le doyen de l’establishment de Québec. Jean Lesage a joué, tout en évitant la publicité, des rôles clés dans l’histoire des Nordiques. Il a jeté son poids dans la balance, pour recruter et «intéresser» des financiers de la région, quand l’équipe eut besoin de quelques millions pour reste à flot. Quelques années plus tard quand vint le temps de vendre au seul commanditaire capable d’acheter et d’en tirer profits, une brasserie, c’est Jean Lesage qui pilota les négociations avec O’Keefe, dont il est, soit dit en passant un des directeurs.
Marcel Aubut est du genre à noliser un jet privé pour six mois, le temps de négocier la disparition de l’AMH, et l’entrée des Nordiques dans la Ligue nationale. Le genre à posséder quatre voitures ou trois bureaux en trois endroits de la ville, mais rigoureusement identiques, avec les mêmes meubles, le même décor, les mêmes gadgets, comme des lignes directes le reliant aux six personnes avec lesquelles il a le plus souvent affaires, les mêmes dossiers, aux mêmes endroits «pour ne pas perdre de temps à me chercher quand je passe de l’un à l’autre». Il est un peu vedette, fasciné par les média de communications, très adroit avec eux. Le genre à rester dans sa loge derrière le banc des joueurs entre les périodes, tourné vers la foule, pour jaser avec ceux qui descendent des gradins spécialement pour lui serrer la main.
La moitié de Québec raffole de Marcel Aubut; l’autre le craint. Les amateurs l’adorent; les magnats de la Ligue nationale lui vouent la même crainte respectueuse qu’au vieux Sam Pollock. Parce que Marcel Aubut les a tous «enfirouâpés» si vite, le printemps dernier, qu’ils n’ont rien vu. «Il les a tous envoyés prendre une tasse de café», comme on dit au Colisée … C’était le printemps dernier, quand les équipes de la Ligue nationale se sont partagées les(nombreux)joueurs de la défunte AMH qui en valaient la peine.
Les 17 anciennes équipes de la LNH ont fait des conditions très dures aux nouvelles venues. Elles n’avaient le droit de protéger que deux de leurs anciens joueurs. Tous les autres étaient en ballottage, soumis à une formule de repêchage qui désavantageait les nouvelles équipes. Voici ce qu’Aubut a fait :
Il appelle Chicago, qui détenait les droits sur Réal Cloutier pour la Ligue nationale(Cloutier, le compteur-vedette des Nordiques, jouait avec eux dans l’autre circuit, l’AMH), et tient ces propos : je sais que vous convoitez Cloutier, mais n’y pensez pas. Si vous tentez de le repêcher, je le place en priorité sur ma liste de(deux)joueurs protégés, et vous perdez votre tour. Mais si vous me promettez de ne pas le réclamer(de toute façon, vous ne l’aurez jamais!)je vous concède mon premier tour au repêchage de l’an prochain. Conclu! Aubut est assuré de garder Cloutier sans user de son droit de protection.
Il appelle ensuite Los Angeles, et leur tient le même langage au sujet de Serge Bernier, un autre «gros» joueur aimé de la foule : si vous le réclamez, je le protège et vous perdez tout. Si vous me le concédez, je vous donne un quart de million. Conclu!
Ainsi assuré de ces deux joueurs clés, et toujours capable d’en protéger deux autres, Aubut était en mesure d’affronter Irwing Grundman des Canadiens, qui convoitait Marc Tardif et Daniel Geoffrion. Irving emporta Geoffrion; le Québec garda Tardif, qu’on estime assez pour lui verser un salaire de 6 000 dollars par semaine. Ensuite, les deux équipes du Québec conclurent un pacte qui allait torpiller les trois autres nouvelles équipes : Winnipeg, Edmonton et Hartford(Hartford? C’est au Connecticut)lors de la séance de repêchage. Voici comment :
Le but des Canadiens était de faire en sorte que personne ne puisse réclamer des joueurs qui formaient leur équipe l’année précédente.
Son arme de dissuasion : les Canadiens possédaient les droits pour la Ligue nationale d’un grand nombre de joueurs qui formaient les équipes nouvelles(lors de la saison précédente, dans l’Association mondiale).
Grundman appelle donc Winnipeg, Edmonton et Hartford, et leur propose le marché suivant : je promets de ne réclamer aucun de vos joueurs; vous me promettez de ne réclamer aucun des miens. Au premier tour de scrutin, vous réclamerez plutôt un joueur des Canadiens dont je ne veux plus,(comme Sam Connors)dont je vous fournirai le nom(et ainsi je confondrai les stratégies de repêchage des autres équipes, en ne protégeant pas mes vedettes au premier tour …)Promis? Conclu!
Seul Marcel Aubut ne s’est pas engagé à «vendre» ainsi aux Canadiens sa liberté de choix au premier tour de repêchage.
Le jour de la séance venu, les représentants des trois autres équipes blêmirent de rage impuissante. Québec, que le hasard désignait pour choisir en dernier au premier tour de scrutin, et donc en premier au tour suivant, les regarda gaspiller leur premier tour de repêchage, et put ensuite choisir, d’affilée, les deux joueurs les plus désirables sur le marché. Par la suite, avec deux tours d’avance, Québec contrôla la séance à sa guise. Et Montréal était «sauf» …
«Je te dis qu’un championnat de hockey, ça se gagne d’abord au «deuxième étage», dans les bureaux», commente Réjean Tremblay, de la Presse, l’un des rares journaliste à avoir compris tout cela à l’époque, et qui me l’a expliqué. Aubut, trop occupé pour le faire, a cependant confirmé.
C’est la télévision qui fait du hockey une entreprise lucrative. Elle paie des redevances aux équipes dont elle diffuse les matches, et loue très cher du temps d’annonce aux commanditaires.
À Montréal, où les partenaires s’entendent comme larrons en foire, cet argent circule comme en circuit fermé. La brasserie Molson possède les Canadiens. Les Canadiens ont vendu leurs droits de télévision à un consortium formé par Molson et Radio-Canada. Mais Radio-Canada ne produit pas la soirée du hockey. Le producteur délégué en est la Canadian Sport Network, une filiale de l’agence de publicité McLaren, qui fait la publicité de Molson. Et des Canadiens. C’est cette compagnie, Canadian Sport Network, qui loue les services techniques et le temps d’antenne de Radio-Canada. C’est elle aussi qui y vend les annonces, dont celles de Molson. Qui détermine les invités entre les périodes. Et qui paie les commentateurs, quand ils travaillaient à la télévision, alors qu’ils redeviennent des employés de Radio-Canada, soumis à certaines règles plus strictes d’objectivité lorsqu’ils travaillent à la radio.
Plusieurs amateurs de Québec reprochent amèrement à la télévision nationale d’avoir refusé de diffuser des martches des Nordiques, pendant qu’ils jouaient dans l’Association mondiale …
Une des conditions faites aux nouvelles équipes de la Ligue nationale fut évidemment de renoncer à voir leurs matches diffusés par un réseau de postes de télévision pendant cinq ans.
Ce qui devait permettre aux Canadiens(et à Molson)de demeurer l’équipe(et la bière)«nationales» du Québec entier pour quelque temps, puisqu’ils sont diffusés par tout le réseau de Radio-Canada, alors que les Nordiques(et O’Keefe)doivent se restreindre à la seule région atteinte par l’antenne de Télé-capitale à Québec, avec qui ils ont fait une entente.
Mais Télé-capitale, elle, a toujours eu des ententes avec plusieurs stations privées du bas du fleuve, de la côte nord et du Saguenay, par lesquelles elle les alimente en émissions produites à Québec, et acheminées par câble spécial. Lorsqu’ils veulent produire des émissions locales, ces postes privés n’ont qu’à se débrancher du câble de Télé-capitale. Ce qu’ils n’ont jamais envie de faire pour un match de hockey. Ainsi, certains matches des Nordiques ont été diffusés dans tout l’est du Québec, ce qui semble contraire aux engagements pris par les Nordiques auprès des équipes canadiennes de la Ligue nationale.
Mais Télé-capitale ne peut couper «le jus» à ses postes-clients sans renier l’entente conclue avec eux …
Qui dont va protester? Sûrement pas les équipes de Toronto ou de Vancouver, qui se fichent éperdument de ce qui se passe dans le marché francophone. Montréal? «Pensez-vous que Molson va poursuivre O’Keefe devant les tribunaux pour interdire la diffusion d’un match des Nordiques à Matane? D’après moi, Marcel Aubut est mort de rire …» dit un observateur.
«C’est bien évident que la Ligue nationale de hockey a toujours tenu les francophones dans un état de colonisés. Mais c’est aussi évident que nous sommes en train d’en sortir», dit Me Guy Bertrand, un avocat de Québec qui s’est fait connaître dans la cause célèbre des Gens de l’Air. Bertrand, qui compte plusieurs hockeyeurs francophones parmi ses clients, a obtenu des Nordiques puis de la Ligue nationale qu’ils leur accordent(et respectent)des contrats rédigés en français.
Son prochain objectif : rendre la Ligue nationale bilingue. «Qu’ils commencent par apprendre à nous dire bonjour en français lors d’assemblées générales tenues à Montréal.»
Quant aux Brackenberry, Gerry Hart, Paul Baxter ou Robie Ftorek des Nordiques, ils ont acheté de grosses maisons en ville. Ils affirment en souriant aux caméras de la télévision qu’ils sont heureux d’apprendre le français. Ils le parlent d’ailleurs presque aussi bien que Joe Clark.
par Benoît Aubin
Publié dans L'actualité, mars 1980
«Je ne pense pas que Québec ait connu de plus grand jour dans son histoire depuis le passage de Jacques Cartier!» lance Marcel Aubut, le président des Nordiques, à la foule en liesse qui attendait, malgré l’heure tardive, l’arrivée du jet privé le ramenant de New York, où venait de se négocier l’admission des Nordiques dans la Ligue nationale de hockey.
Dans l’euphorie du moment, personne n’a trouvé ses propos exagérés. Le party célébrant l’accession de Québec dans les grosses ligues s’est poursuivi jusque tard dans la nuit. C’était en mars 1979. Jacques Cartier : en 1534.
«À Québec, ce sont les amateurs qui achètent les billets de saison; pas de compagnies qui les distribuent à leurs clients comme à Montréal, ou ailleurs. Ce sont toujours les mêmes, assis au même endroit. Ils connaissent le hockey! Ils paient cher, et de leur poche. Cela fait des spectateurs exigeants», dit Réjean Houle, dans un sourire cicatrisé de gladiateur affable. Houle a joué trois ans pour les Nordiques, avant de revenir à Montréal.
La foule du Colisée n’est pas celle du Forum ou du Madison Square garden de New York. C’est une foule de «propriétaires». Une foule d’habitués, au poste souvent une heure avant le match, à temps pour la période de réchauffement. Une foule mâle, un peu râpeuse, pas toujours subtile, mais pas méchante non plus. Une foule du genre à porter le veston de nylon vert phosphorescent du club de ballon-balai de la Canadian Tire, avec les lettres en jaune orange.
La foule de Québec a la mauvaise réputation d’être horriblement critique, de laisser tomber ses joueurs, de les huer, même, dès qu’ils perdent. «Des totons!» dit un copain à moi qui a un copain qui joue pour les Nordiques. «Si on perd au début de la troisième période, on est foutus. Les gars ont tellement peur de se faire crier chou qu’ils se débarrassent de la puck n’importe comment, plutôt que de risquer une erreur en organisant un jeu plus compliqué», dit son copain à mon copain qui me le dit à moi qui vous le dis.
«Les gens sont très partisans. Ils ont horreur de perdre. Ils s’identifient tellement à l’équipe que ce ne sont jamais les Nordiques qui perdent un match, mais eux tous, Québec…! Je ne sais pas s’ils auraient battu les Canadiens l’automne dernier si la foule ne les avait tant supportés. Il y avait tellement d’énergie dans l’air que les joueurs semblaient voler sur la glace», dit Claude Larochelle journaliste au Soleil.
Cette magie du hockey, qui le rend parfois si excitant, quand 12 000 karmas concentrés sur un morceau de caoutchouc congelé produisent une telle décharge de psycho-volts que ces 12 000 individus se retrouvent debout, hurlant, les mains en l’air, s’oubliant eux-mêmes, identifiés, fondus un instant dans cette masse unanime et presque violente. Cette magie du hockey, qui fait gagner les équipes, fait «lever le toit» et rend certains matches inoubliables, ne se produit guère souvent. Hélas! au prix des billets, 80 matches par saison, ça vous use la magie …
Les gens de Québec connaissent «leur» hockey. Ils ne prennent pas du jeu brutal pour du jeu serré; quelques «montées à l’emporte-pièce» ne rachètent pas un jeu d’équipe indolent. C’est une foule critique, qui n’entend pas prendre les devants pour encourager les joueurs, afin qu’ils donnent un meilleur spectacle. C’est aux joueurs de commencer; la foule suivra. S’ils ne commencent pas, elle ne suit pas. Les Québécois ont beau être des latins, ils sont aussi des … nordiques …
Ce que les Nordiques font pour Québec, personne, pas même Roger Lemelin, ne l’avait fait avant. Ils attirent les réflecteurs, les caméras, les visiteurs à la basse-ville. La vraie population de Québec – les 80 p. cent qu’on ne voit jamais dans les cartes postales de la «vieille capitale» a maintenant sa bébelle, son monument, son institution qui lui permet de se «connecter» – par gladiateurs interposés – avec ses semblables de vingt autres grandes villes du continent. Et 250 millions de Russes, dans le temps des Fêtes.
Cela est très important à Québec. Même pour ceux qui haussent les épaules en disant que le hockey c’est niaiseux, que c’est la répétition sans fin de clichés épais et éculés, ou la démonstration sans finesse de valeurs chauvines et dépassées. Ou une façade pour des entreprises qui font de l’argent à vendre de l’alcool ou une parodie de violence qui soulage le peuple sans jamais l’éveiller.
Pour les amateurs, Québec joue «contre» New York. Mais pour les autres, Québec joue «avec» New York, dans les grosses ligues.
Deux spectateurs me l’ont fait comprendre pas longtemps avant Noël. C’était la veille de la démission de Bernard Geoffrion de son poste d’entraîneur des Canadiens. Ils se vantaient mutuellement les mérites de Jacques Demers, l’instructeur des Nordiques. L’un d’eux se tourne vers moi et jette, négligemment : «Paraît que vous autres, à Montréal, vous avez pas mal de trouble avec votre coach?»
D’égal à égal!
En ce moment de notre histoire où tout peut devenir un symbole politique, une victoire «écrasante» des Nordiques à Toronto doit bien peser autant, dans la grande balance oscillante de l’opinion publique, qu’une vingtaine d’emplois déménagés de Pointe Claire à Mississauga. Les Nordiques, fussent-ils la propriété de l’importante Brasserie O’Keefe, elle-même un membre infime de l’empire mondial de Rothmans of Pall Mall de Londres, sont un trop puissant symbole de réussite collective pour que les politiciens ne tentent, par tous les moyens, de les récupérer.
C’est ainsi que l’Assemblée nationale leur a, à l’unisson, souhaité bonne chance dans la Ligue nationale, quand ils y ont fait leur apparition, l’automne dernier.
Le député péquiste Richard Guay, dont la circonscription recouvre les quartiers du centre de Québec, n’a pas raté, dans sa lettre de Noël aux électeurs, de bien faire le parallèle entre l’arrivée de Québec dans les grosses ligues et l’accession du Québec à la souveraineté-association.
Parce qu’ils sont un cirque ambulant qui trimbale le symbole national – fleur de lys blanche sur fond d’azur – dans vingt métropoles du continent, les Nordiques reçoivent une subvention – modeste – du ministère du Tourisme. Mais, n’en déplaise à M. Claude Ryan qui accuse souvent le Parti Québécois de politiser ces symboles collectifs, cette subvention fut d’abord accordée par le ministre Simard de l’ancien gouvernement libéral.
L’épineuse question de l’agrandissement des gradins du Colisée, ou de son remplacement par un nouvel amphithéâtre fut l’objet de la chicane politique de l’année dans cette ville de Québec qui s’en délecte, comme toute capitale digne de son rang.
Pour vanter un de leurs joueurs, les Québécois ne parleront pas tant de son génie, de son talent, de son «aisance de marqueur naturel», que de son «coeur», de son courage. Un «travailleur acharné dans les coins; un patineur qui ne lâche pas». Ce sont, semble-t-il, des valeurs avec lesquelles on est plus familier.
C’est, après tout, à force d’acharnement et de détermination que les Québécois qui y tenaient ont obtenu leur club de hockey. Alors que la plupart des grandes villes le problème des propriétaires de la LNH fut de vendre le hockey à une foule d’ignorants qui préfèrent le basket-ball, en moussant les bagarres, en donnant des uniformes dorés aux Golden Seals de la Californie, ou en présentant les joueurs, avant les matches, au son de la musique de Star Wars, la situation, à Québec, était juste l’inverse.
Les Nordiques sont sans doute la seule équipe professionnelle à avoir joui d’un financement populaire. Trop peu nombreux et trop prudents pour recueillir les deux millions recherchés, les financiers de Québec créèrent des cellules de financement populaire qui permirent à des petits épargnants d’acheter des actions à cent dollars. Un placement risqué, certes, mais qui permit au hockey majeur de se maintenir à Québec. Parce qu’ils tiennent à leur club à ce point-là, les amateurs de sport constituent, dans la société de Québec, une importante minorité, bruyante, déterminée, influente. Et parfois chatouilleuse.
Nous étions sous les gradins du Colisée, dans la fumée, entre les périodes, dans la cohue mouvante des renverseurs de frites au ketchup. Le bonhomme devant moi était gros et trapu; il portait le veston officiel des Nordiques, en nylon bleu drapeau, avec une fleur de lys. Il était choqué contre moi. Un attroupement se formait.
Je lui avais simplement demandé s’il était content de voir ses Nordiques jouer enfin contre les clubs de la Ligue nationale. C’est sa réponse(«Comment ça, estie, content?» qui provoqua l’attroupement. Il n’était pas exactement «content», non, «pis m’a te dire pourquoi à part de t’ça». Selon lui, Québec aurait dû devenir le septième club de la Ligue nationale voilà 25 ans quand Jean Béliveau(qui n’était qu’un junior!)attirait de telles foules qu’on lui aurait construisit un beau Colisée tout neuf, en ciment, sans colonnes, à côté duquel le vieux Forum avait l’air d’un hangar.
Ou, au moins en 1970-71, quand «Ti-Guy» Lafleur rendit les Remparts(des juniors!)si payants que six de leurs propriétaires décidèrent de liquider leurs actions pour acheter, faute de mieux(la Ligue nationale ne voulait rien savoir d’eux)une franchise dans l’autre circuit, l’Association mondiale de hockey.
En fait, le bonhomme était outré de ce que Québec – ville de hockey au pays du «slapshot» – ait dû attendre son tour derrière Washington et Atlanta – où les «amateurs» n’avaient jamais vu de glace ailleurs que dans leur bourbon – pour avoir le droit de jouer au hockey contre les «vrais». Les Nordiques de Québec sont la réparation d’une injustice vieille comme la ligue nationale elle-même, faite aux Canadiens français, qui ont de tout temps fourni les meilleurs joueurs et les meilleurs spectateurs; les plus payants.
Juste avant le coup de sirène, j’ai demandé au bonhomme s’il était péquiste. Il a répondu : pas forcément.
«Je te dis que les Nordiques sont venus de loin avant d’atteindre la Ligue nationale», dit Marius Fortier, le directeur des sports à la radio de CJRP. Fortier était du groupe des six investisseurs qui se rendirent à Miami, à la séance de création de l’Association mondiale de hockey, afin d’acheter une franchise pour Québec en 1972. «Tu aurais dû nous voir, les petits Québécois avec nos 60 000 dollars dans cette gang de «bigshots» américains!» rit-il aujourd’hui.
La première chose qui arriva aux Québécois à Miami fut d’ailleurs de se faire rouler pour plus de 100 000 dollars. Au début, l’Association mondiale ne comptait que dix clubs, dont la franchise – le droit d’adhérer au circuit – était de 10 000 dollars. À l’arrivée des Québécois, la dixième et dernière franchise venait d’être raflée par un groupe d’hommes d’affaires de San Francisco. Devant le dépit des Québécois, ils offrirent de vendre leur franchise immédiatement, mais pour 115 000 dollars! Les «hommes d’affaires» de Québec comprirent, mais après avoir déboursé le magot, que les Californiens(qui servaient de façade au président du circuit lui-même, Gary Davidson, affirme Fortier)n’étaient que des spéculateurs attirés par un profit rapide. «Ils pensaient money; nous, on était aveuglés par le hockey» … La clef du «succès de relations publiques» que sont les Nordiques cette année-là : sans jamais le dire en mots, ils exploitent à fond leur image de chevaliers rédempteurs. Chaque coup d’éclat des Nordiques proclame, implicitement : voyez comme vous aviez tort de sous-estimer les Québécois!
C’est une notion importante, quand on pense que les Nordiques appartiennent à la Brasserie O’Keefe. Il n’existe probablement pas d’autre exemple au monde d’un mariage aussi parfait entre un véhicule publicitaire(un club d’hockey)un produit(la bière)et la clientèle visée(les mâles de 20 à 40 ans). Tant que les Nordiques seront populaires, et que le nom de O’Keefe y sera associé, O’Keefe sera une bière populaire.
Leur affaire est d’autant meilleure que le club de Québec, avec son bureau de direction entièrement francophone, est effectivement en train de faire la preuve que les «pea soups» ne sont pas bons qu’à faire des «slapshots». Car si les Nordiques, comme dit ce chauffeur de taxi «sont pas si pires pour un club de l’expansion»(entendez qu’avec une moyenne de .500 à la mi-saison, ils dépassaient tous les espoirs, promettant même de se qualifier pour les finales dès leur première saison)c’est en grande partie grâce au génie de la stratégie offensive(pas sur la glace, au téléphone!)de leur gérant Maurice Filion et de leur président, Marcel Aubut.
Aubut est un avocat de 31 ans qui vient du bas du fleuve et que ses amis appellent le Kid. Il a, dit-on, fait son premier million voilà belle lurette. C’est un jeune «hot shot» parti pour la gloire, qui voit grand, joue gros jeu, et joue dur. Un téméraire redoutable, très «vite sur ses patins». Un libéral affiché, qui peut jouer en virtuose des cordes nationalistes pour promouvoir ses projets. Comme ordonner qu’on fasse les annonces au Colisée en français seulement, sachant bien que la foule unilingue de Québec en serait flattée, que le bureau de direction de la Ligue nationale s’y opposerait, et, donc, qu’on en parlerait beaucoup dans les journaux. Tout cela au moment où il apprend que des enquêteurs du gouvernement examine le dossier des Canadiens, peut-être un peu trop «bilingual» au gré de la Loi 101 …
Marcel Aubut est parrainé, dit-on, par Jean Lesage lui-même, l’ancien premier ministre, le doyen de l’establishment de Québec. Jean Lesage a joué, tout en évitant la publicité, des rôles clés dans l’histoire des Nordiques. Il a jeté son poids dans la balance, pour recruter et «intéresser» des financiers de la région, quand l’équipe eut besoin de quelques millions pour reste à flot. Quelques années plus tard quand vint le temps de vendre au seul commanditaire capable d’acheter et d’en tirer profits, une brasserie, c’est Jean Lesage qui pilota les négociations avec O’Keefe, dont il est, soit dit en passant un des directeurs.
Marcel Aubut est du genre à noliser un jet privé pour six mois, le temps de négocier la disparition de l’AMH, et l’entrée des Nordiques dans la Ligue nationale. Le genre à posséder quatre voitures ou trois bureaux en trois endroits de la ville, mais rigoureusement identiques, avec les mêmes meubles, le même décor, les mêmes gadgets, comme des lignes directes le reliant aux six personnes avec lesquelles il a le plus souvent affaires, les mêmes dossiers, aux mêmes endroits «pour ne pas perdre de temps à me chercher quand je passe de l’un à l’autre». Il est un peu vedette, fasciné par les média de communications, très adroit avec eux. Le genre à rester dans sa loge derrière le banc des joueurs entre les périodes, tourné vers la foule, pour jaser avec ceux qui descendent des gradins spécialement pour lui serrer la main.
La moitié de Québec raffole de Marcel Aubut; l’autre le craint. Les amateurs l’adorent; les magnats de la Ligue nationale lui vouent la même crainte respectueuse qu’au vieux Sam Pollock. Parce que Marcel Aubut les a tous «enfirouâpés» si vite, le printemps dernier, qu’ils n’ont rien vu. «Il les a tous envoyés prendre une tasse de café», comme on dit au Colisée … C’était le printemps dernier, quand les équipes de la Ligue nationale se sont partagées les(nombreux)joueurs de la défunte AMH qui en valaient la peine.
Les 17 anciennes équipes de la LNH ont fait des conditions très dures aux nouvelles venues. Elles n’avaient le droit de protéger que deux de leurs anciens joueurs. Tous les autres étaient en ballottage, soumis à une formule de repêchage qui désavantageait les nouvelles équipes. Voici ce qu’Aubut a fait :
Il appelle Chicago, qui détenait les droits sur Réal Cloutier pour la Ligue nationale(Cloutier, le compteur-vedette des Nordiques, jouait avec eux dans l’autre circuit, l’AMH), et tient ces propos : je sais que vous convoitez Cloutier, mais n’y pensez pas. Si vous tentez de le repêcher, je le place en priorité sur ma liste de(deux)joueurs protégés, et vous perdez votre tour. Mais si vous me promettez de ne pas le réclamer(de toute façon, vous ne l’aurez jamais!)je vous concède mon premier tour au repêchage de l’an prochain. Conclu! Aubut est assuré de garder Cloutier sans user de son droit de protection.
Il appelle ensuite Los Angeles, et leur tient le même langage au sujet de Serge Bernier, un autre «gros» joueur aimé de la foule : si vous le réclamez, je le protège et vous perdez tout. Si vous me le concédez, je vous donne un quart de million. Conclu!
Ainsi assuré de ces deux joueurs clés, et toujours capable d’en protéger deux autres, Aubut était en mesure d’affronter Irwing Grundman des Canadiens, qui convoitait Marc Tardif et Daniel Geoffrion. Irving emporta Geoffrion; le Québec garda Tardif, qu’on estime assez pour lui verser un salaire de 6 000 dollars par semaine. Ensuite, les deux équipes du Québec conclurent un pacte qui allait torpiller les trois autres nouvelles équipes : Winnipeg, Edmonton et Hartford(Hartford? C’est au Connecticut)lors de la séance de repêchage. Voici comment :
Le but des Canadiens était de faire en sorte que personne ne puisse réclamer des joueurs qui formaient leur équipe l’année précédente.
Son arme de dissuasion : les Canadiens possédaient les droits pour la Ligue nationale d’un grand nombre de joueurs qui formaient les équipes nouvelles(lors de la saison précédente, dans l’Association mondiale).
Grundman appelle donc Winnipeg, Edmonton et Hartford, et leur propose le marché suivant : je promets de ne réclamer aucun de vos joueurs; vous me promettez de ne réclamer aucun des miens. Au premier tour de scrutin, vous réclamerez plutôt un joueur des Canadiens dont je ne veux plus,(comme Sam Connors)dont je vous fournirai le nom(et ainsi je confondrai les stratégies de repêchage des autres équipes, en ne protégeant pas mes vedettes au premier tour …)Promis? Conclu!
Seul Marcel Aubut ne s’est pas engagé à «vendre» ainsi aux Canadiens sa liberté de choix au premier tour de repêchage.
Le jour de la séance venu, les représentants des trois autres équipes blêmirent de rage impuissante. Québec, que le hasard désignait pour choisir en dernier au premier tour de scrutin, et donc en premier au tour suivant, les regarda gaspiller leur premier tour de repêchage, et put ensuite choisir, d’affilée, les deux joueurs les plus désirables sur le marché. Par la suite, avec deux tours d’avance, Québec contrôla la séance à sa guise. Et Montréal était «sauf» …
«Je te dis qu’un championnat de hockey, ça se gagne d’abord au «deuxième étage», dans les bureaux», commente Réjean Tremblay, de la Presse, l’un des rares journaliste à avoir compris tout cela à l’époque, et qui me l’a expliqué. Aubut, trop occupé pour le faire, a cependant confirmé.
C’est la télévision qui fait du hockey une entreprise lucrative. Elle paie des redevances aux équipes dont elle diffuse les matches, et loue très cher du temps d’annonce aux commanditaires.
À Montréal, où les partenaires s’entendent comme larrons en foire, cet argent circule comme en circuit fermé. La brasserie Molson possède les Canadiens. Les Canadiens ont vendu leurs droits de télévision à un consortium formé par Molson et Radio-Canada. Mais Radio-Canada ne produit pas la soirée du hockey. Le producteur délégué en est la Canadian Sport Network, une filiale de l’agence de publicité McLaren, qui fait la publicité de Molson. Et des Canadiens. C’est cette compagnie, Canadian Sport Network, qui loue les services techniques et le temps d’antenne de Radio-Canada. C’est elle aussi qui y vend les annonces, dont celles de Molson. Qui détermine les invités entre les périodes. Et qui paie les commentateurs, quand ils travaillaient à la télévision, alors qu’ils redeviennent des employés de Radio-Canada, soumis à certaines règles plus strictes d’objectivité lorsqu’ils travaillent à la radio.
Plusieurs amateurs de Québec reprochent amèrement à la télévision nationale d’avoir refusé de diffuser des martches des Nordiques, pendant qu’ils jouaient dans l’Association mondiale …
Une des conditions faites aux nouvelles équipes de la Ligue nationale fut évidemment de renoncer à voir leurs matches diffusés par un réseau de postes de télévision pendant cinq ans.
Ce qui devait permettre aux Canadiens(et à Molson)de demeurer l’équipe(et la bière)«nationales» du Québec entier pour quelque temps, puisqu’ils sont diffusés par tout le réseau de Radio-Canada, alors que les Nordiques(et O’Keefe)doivent se restreindre à la seule région atteinte par l’antenne de Télé-capitale à Québec, avec qui ils ont fait une entente.
Mais Télé-capitale, elle, a toujours eu des ententes avec plusieurs stations privées du bas du fleuve, de la côte nord et du Saguenay, par lesquelles elle les alimente en émissions produites à Québec, et acheminées par câble spécial. Lorsqu’ils veulent produire des émissions locales, ces postes privés n’ont qu’à se débrancher du câble de Télé-capitale. Ce qu’ils n’ont jamais envie de faire pour un match de hockey. Ainsi, certains matches des Nordiques ont été diffusés dans tout l’est du Québec, ce qui semble contraire aux engagements pris par les Nordiques auprès des équipes canadiennes de la Ligue nationale.
Mais Télé-capitale ne peut couper «le jus» à ses postes-clients sans renier l’entente conclue avec eux …
Qui dont va protester? Sûrement pas les équipes de Toronto ou de Vancouver, qui se fichent éperdument de ce qui se passe dans le marché francophone. Montréal? «Pensez-vous que Molson va poursuivre O’Keefe devant les tribunaux pour interdire la diffusion d’un match des Nordiques à Matane? D’après moi, Marcel Aubut est mort de rire …» dit un observateur.
«C’est bien évident que la Ligue nationale de hockey a toujours tenu les francophones dans un état de colonisés. Mais c’est aussi évident que nous sommes en train d’en sortir», dit Me Guy Bertrand, un avocat de Québec qui s’est fait connaître dans la cause célèbre des Gens de l’Air. Bertrand, qui compte plusieurs hockeyeurs francophones parmi ses clients, a obtenu des Nordiques puis de la Ligue nationale qu’ils leur accordent(et respectent)des contrats rédigés en français.
Son prochain objectif : rendre la Ligue nationale bilingue. «Qu’ils commencent par apprendre à nous dire bonjour en français lors d’assemblées générales tenues à Montréal.»
Quant aux Brackenberry, Gerry Hart, Paul Baxter ou Robie Ftorek des Nordiques, ils ont acheté de grosses maisons en ville. Ils affirment en souriant aux caméras de la télévision qu’ils sont heureux d’apprendre le français. Ils le parlent d’ailleurs presque aussi bien que Joe Clark.
Commentaires